Michel Derdevet, Thomas Dorget et Audrey Nouvel
Position Paper de Confrontations Europe plaidant pour le développement des interconnexions électriques en Europe
L’économie européenne contemporaine n’aurait jamais pu atteindre son niveau de développement actuel sans le tissu d’infrastructures et de réseaux électriques interconnectés qui constituent à la fois sa caractéristique et sa force.
Il y a plus d’un siècle, l’’Europe a mis l’accent sur l’importance des interconnexions énergétiques nationales, mais aussi internationales, sous l’impulsion d’hommes politiques et d’ingénieurs français. Bien avant la signature en mars 1957 du Traité instituant la CECA, les électriciens européens avaient déjà constitué l’Union pour la Coordination de la Production et du Transport de l’Électricité (UCPTE), qui fut en quelque sorte la première Communauté (technique) européenne .
Cette unicité du système électrique européen ne doit pas être oubliée au regard de l’exemple contraire d’autres zones géographiques. Aux États-Unis, les réseaux ne sont toujours pas interconnectés entre l’Ouest, l’Est et le Sud du pays, constituant de facto des zones électriques séparées qui répondent à des critères de fonctionnement distincts. Un manque d’interconnexions impliquant souvent une perte de résilience des réseaux et une multiplication des risques de défaillance récurrente (cf. Les incidents américains majeurs de 1977 ou de 2003 notamment).
Au début des années 1950, ce maillage européen, fort d’une cinquantaine de connexions transnationales de 70 à 220 kV permettait déjà d’échanger 2% de l’électricité totale consommée en Europe, soit 3 milliards de kWh. Aujourd’hui, les échanges d’électricité en Europe représentent 450 TWh annuel provenant de 43 gestionnaires de réseau de transport à travers 420 interconnexions. Les 50 interconnexions entre la France et nos voisins européens, quant à elles, ont été utilisées l’an dernier à 25 % pour importer de l’électricité, et à 75 % en vue d’exporter des électrons. L’an dernier, la France a échangé jusqu’à 84 TWh à l’exportation et 28,3 TWh à l’importation, principalement avec l’Allemagne et la Belgique. La France présente ainsi un solde importateur net vis-à-vis de la région centre-ouest Europe (CWE), c’est-à-dire aux frontières avec la Belgique et l’Allemagne, mais un solde exportateur net vers tous ses autres voisins. Les taux d’utilisation des capacités d’interconnexions avec les pays bénéficiant d’un couplage des marchés avec la France sont relativement élevés, reflétant l’efficacité de ce mécanisme.
En 2020, ce réseau interconnecté européen est stratégique et vital. Cet instrument d’échanges et de solidarités majeur entre États européens fonctionne continuellement et permet d’ajuster en temps réel les équilibres offre-demande ainsi que d’assurer les besoins en puissance nationaux, en s’appuyant sur le secours venu des pays voisins.
Dans le contexte de transition des mix énergétiques de production en Europe, ainsi que des perspectives d’un continent décarboné ouvertes par le Pacte Vert européen, initié par la Commission, les interconnexions électriques sont plus que jamais les piliers du marché intérieur de l’énergie. En autorisant l’exploitation optimale des moyens de production en Europe, les interconnexions électriques permettent de bénéficier de la complémentarité de ceux-ci, de pallier à la variabilité des énergies renouvelables intermittentes (éolien et photovoltaïque) par le foisonnement, et de réduire les coûts liés à leur intégration, en mutualisant les réserves et les sources de flexibilité. Tout cela en prenant en compte la variabilité des consommations électriques européennes, qui dépendent des modes de vie de chacun, mais également les besoins de puissance respectifs des États, qui découlent de l’architecture de leurs mix électriques.
Véritables projets d’intérêt commun (PICs), les interconnexions électriques permettent donc l’optimisation des échanges entre États membres. Le pilotage des réseaux s’en retrouve facilité par la mise en œuvre d’une assistance mutuelle des gestionnaires de réseaux dans le cas d’une défaillance technique brutale, et d’un réglage commun de la fréquence dans le cas de réseaux synchrones.
Rappelons-nous à ce sujet que le début d’effondrement du réseau européen, intervenu en Allemagne dans la nuit du 4 novembre 2006, aurait pu dégénérer en un grand “black out” si les moyens de production hydraulique français n’avaient pas permis de rétablir rapidement, en quelques secondes, la fréquence de 50 hertz partagée sur le continent européen.
Dans les semaines et mois à venir, le confinement de plusieurs pays européens, lié à la crise de la COVID 19, fait naître des inquiétudes et des interrogations sur l’équilibre offre-demande et la possible surchauffe du réseau européen durant l’hiver 2020-2021.
La part croissante des énergies renouvelables dans le mix de production électrique européen suscite des interrogations quant aux nouvelles complémentarités, entre États membres ou entre modes de production, qui en naîtront. A cela s’ajoute des particularités de calendrier nationaux ; ainsi, en France, les opérations de maintenance des centrales nucléaires d’EDF, dans le cadre du Grand Carénage, laissent craindre une raréfaction de l’offre électrique disponible au plan national.
Le confinement sera aussi source d’interrogations sur les modèles de prévision de consommation jusqu’ici appliqués par les gestionnaires de réseaux de transport. Ainsi, le pic de consommation de 19 heures sera t’il le moment critique historiquement constaté dans notre pays ? Y aura-t-il, à différentes heures de la journée, d’autres pointes de consommation, et comment se répartiront t’elles dans les différents États membres ? L’analyse et la prise en compte de ces changements probables des habitudes de consommations des citoyens européens est décisive afin de lisser les risques induits.
Une chose est sûre, la coordination des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité européens (GRT) sera cruciale pour anticiper au mieux ces phénomènes fluctuants et éviter l’effondrement du réseau européen. Une telle hypothèse générerait une crise économique majeure et un scénario catastrophe dans lequel le spectre primal du retour au chaos et de la fin des civilisations, esquissé par René Barjavel, ne manquerait pas de se manifester. Son ouvrage, Ravagedémontre en effet de façon très symptomatique comment la disparition de l’électricité pourrait devenir la cause de la première fin du monde.
Cette question de la gouvernance des réseaux n’est pas nouvelle puisque, en droit fil du quasi black-out survenu en 2006 en Europe de l’Ouest, les GRT ont mis en place ces dernières années une coopération européenne renforcée. Dès 2009, le centre CORESO était ainsi fondé à Bruxelles. Ce centre de surveillance est chargé d’analyser24h sur 24h le réseau électrique européen, afin de disposer d’une vision agrégée commune en temps réel. Il faudra demain enrichir et prolonger cette initiative, car plus que jamais, les changements climatiques accélérés que nous vivons et l’essor des énergies renouvelables dans le mix électrique européen supposent d’être alerté sur de potentiels incidents. Des recommandations au jour le jour sont précieuses et doivent s’appuyer sur la production de chaque pays, mais également exploiter de nouveaux outils, comme les prévisions météorologiques qui ont un impact direct sur la quantité disponible d’énergies renouvelables.
Les investissements à long terme concernant les interconnexions électriques doivent également pouvoir répondre efficacement aux interrogations sur la résilience du réseau électrique européen. Les scénarii publiés par l’association européenne des gestionnaires de transport (ENTSOE) sous le nom de plans décennaux européens de développement du réseau de transport d’électricité (TYNDP) sont des outils cruciaux pour l’avenir des interconnexions électriques en Europe. Dans le cadre de la proposition européenne d’une deuxième édition du Mécanisme pour l’Interconnexion en Europe (MIE) pour la période 2021-2027, il serait judicieux de concevoir le volet énergie en cohérence avec ces scenarii, afin de mettre en place des investissements adéquats et cohérents.
Vu l’ampleur des sommes nécessaires, les investissements privés doivent également être encouragés . Des mégaprojets comme l’interconnexion France/Grande Bretagne, dont le coût est estimé à 1,4 milliards d’euros, peuvent désormais être intégralement financés par des fonds privés. Ces initiatives sont nécessaires pour permettre de tenir la cadence des objectifs européens, et alléger d’autant la facture des consommateurs européens qui, de manière générale, financent aujourd’hui intégralement ces investissements. D’ici à 2030, afin que chaque État membre atteigne l’équivalent de 15% des capacités de production installées sur son sol national en capacités d’interconnexion, une montagne d’investissements, de l’ordre de centaines de milliards d’euros, devra être levée.
Il faut veiller cependant à ce que ces investissements ne conduisent pas à la multiplication des centres de gouvernance des réseaux. Plus que jamais, face aux incertitudes des prochaines années, l’unicité du pilotage des réseaux électriques, au niveau national à minima, est un gage de fiabilité et de sécurité pour le fonctionnement des réseaux électriques européens.
Des rémunérations post-construction pourraient être envisagées afin de réduire l’impact de ces investissements sur la facture des consommateurs européens et d’attirer davantage de financements privés. Imaginer la prise en compte des échanges de production, permis par les interconnexions électriques, dans l’octroi des garanties de capacités n’est pas abscons. En effet, l’objectif final du mécanisme de capacité, assurer l’équilibre offre/demande lors des pointes de consommation, rejoint un des buts visés par les interconnexions électriques.
En toute hypothèse, nul ne peut désormais débattre du futur des réseaux et des interconnexions électriques sans l’européaniser. Il est grand temps de reconnaître l’importance de la coopération européenne, et notamment celle des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité, afin de faire face aux obstacles contemporains qui pourraient nuire à la sécurisation de l’approvisionnement électrique de l’Europe et de la France. Malgré l’impact très concret d’une potentielle défaillance des interconnexions électriques, l’importance des réseaux électriques et de leurs interconnexions au niveau européen est souvent méconnue et sous-estimée. Comment justifier une telle omission dans les débats publics ainsi que dans l’élaboration des politiques industrielles de ces infrastructures alors même qu’elles sont les véritables piliers de l’autonomie stratégique européenne ?
1 « Les réseaux électriques au coeur de la civilisation industrielle », Christophe Bouneau, Michel Derdevet, Jacques PERCEBOIS – Timée Editions – 2007
2 RTE. « Marché Européen, mode d’emploi » https://www.rte-france.com/acteur-majeur-europe-electricite/marche-europeen-mode-demploi
3 Connaissance des énergies. « Bilan électrique de la France : que retenir de 2019 ? », 12 février 2020. https://www.connaissancedesenergies.org/la-production-delectricite-en-france-metropolitaine-tous-les-chiffres-cles-de-2019-200212-0
4 Les Echos. « Reconfinement : le réseau électrique sous haute surveillance », 30 octobre 2020.
5 Barjarel, René. Ravages. Denöel : 1943.
6 Cf. Notamment la proposition n°7 du rapport « Energie, l’Europe en réseaux » remis le 23 février 2015 à François Hollande
7 Commission Nationale du Débat Public. Projet « Aquind » d’interconnexion électrique entre la France et le Royaume-Uni. https://www.debatpublic.fr/projet-aquind-dinterconnexion-electrique-entre-france-royaume-uni
8 CRE. Les interconnexions électriques et gazières en France, juillet 2018. https://www.cre.fr/Documents/Publications/Rapports-thematiques/Rapport-interconnexions-2018