Plate-forme d’achats groupés de gaz en Europe : « Dans ses modalités, le mécanisme mis en place interpelle »

S’ils saluent la mise en place d’un pool privé pour coordonner les achats de gaz, Michel Derdevet, président de la Maison de l’Europe de Paris, et Jacques Percebois, économiste, émettent néanmoins quelques réserves dans une tribune au « Monde ».

La Commission européenne a annoncé fin avril le lancement concret d’un processus inédit, Aggregate EU, permettant aux entreprises européennes d’enregistrer leurs besoins en matière d’achat de gaz dans la perspective d’achats communs au niveau de l’Union. 

Longtemps mis en avant par les services de la Commission européenne, et repris par la Présidence française de l’Union du deuxième semestre 2008, au lendemain (déjà) de pressions gazières exercées sur l’Europe par la Russie, ce dispositif vise à utiliser le pouvoir de marché collectif des Européens pour négocier de meilleurs prix avec les fournisseurs internationaux. 

En cela, il présente une facette positive, tant la politique énergétique de l’Union de ces derniers mois semble inspirée de démarches unilatérales, à l’inverse du souhait formulé par l’article 194.p1 du TFUE qui envisage que « dans un esprit de solidarité entre les Etats membres, la politique de l’Union vise à assurer la sécurité d l’approvisionnement énergétique de l’Union ». Il constitue ainsi un message destiné à montrer que les Européens sont solidaires dans la gestion de leurs approvisionnements, comme dans celle de leurs stockages et de leurs réseaux de transport de gaz.

Alors que le souhait de la première consultation était d’acheter 11,6 milliard de m3 de gaz, les offres ont dépassé les 13,4 milliards de m3.. Celà traduit un accueil positif des exportateurs de gaz internationaux, mais reste cependant modeste en comparaison de la consommation européenne de gaz, qui est de l’ordre de 400 milliards de m3. 

Dans ses modalités, le mécanisme d’agrégation de la demande et d’achats communs de gaz mis en place interpelle aussi. C’est une plate-forme privée qui sera en charge de coordonner ce pool d’acheteurs. Il ne s’agit pas, comme avec les vaccins, d’un pool d’Etats européens, mais d’un pool d’entreprises qui, sur la base du volontariat, accepteront d’utiliser (ou pas) les services de cet opérateur privé. 

Ce pool regroupe des compagnies fort hétérogènes, tant par le volume de gaz acheté que par leur pouvoir financier. De ce fait, les acteurs du marché risquent d’être tiraillés entre un comportement de type coopératif et un comportement de type compétitif, voire de « passager clandestin ». Comment cette plate-forme s’articulera-t-elle avec les systèmes actuels de trading propres à chaque acteur ? De facto, un tel mécanisme risque de profiter davantage aux entreprises de faible dimension, dont le pouvoir de négociation est faible. 

Notons aussi que le prix du gaz est récemment passé sous la barre des 30 euros/MWh, soit un prix divisé par plus de dix depuis août 2022. Observons ensuite que tous les pays européens affichent leur volonté de décarboner leur mix énergétique, leur mix électrique en particulier, y compris en abandonnant rapidement le recours au gaz carboné. C’est d’ailleurs l’un des sous-jacents du « Green deal » présenté dès l’été 2020 par la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen. 

Chercher à importer plus de gaz à bas prix sur le court terme peut sembler quelque peu contradictoire avec ces objectifs à long terme. Mais il s’agit de « passer l’hiver » prochain, et là encore on hésite entre « la fin du mois » et « la fin du monde ».

Quel pourrait être, enfin, la réponse des exportateurs de gaz ? Cela va-t-il les inciter à se regrouper eux aussi ? Faut-il craindre, en retour, un « cartel » des exportateurs de gaz ? On en est loin aujourd’hui, mais une chute durable des prix du gaz dans les années à venir pourrait les encourager à y penser. 

La crise énergétique européenne née de l’invasion russe en Ukraine a levé – heureusement – beaucoup de tabous, à commencer par celui de la concurrence à tout prix. Que la Commission européenne encourage désormais des comportements « collusifs » dans le gaz et le retour à plus de régulation dans l’électricité montre bien que le secteur de l’énergie est trop stratégique et trop spécifique pour être laissé à la seule loi du marché. Mais acceptera t’elle, demain, la mise en place d’une telle plate-forme pour d’autres achats énergétiques de l’Union européenne, comme par exemple les minerais indispensables à la transition énergétique ?

En toute hypothèse, cette initiative politique bouleverse clairement, et c’est bienvenu, la vision traditionnelle d’une politique énergétique commune uniquement guidée par la main invisible du marché.

Michel Derdevet préside depuis 2020, la Maison de l’Europe de Paris, et le laboratoire d’idées « Confrontations Europe ». Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, dirige le Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (CREDEN).

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