Crise énergétique européenne N’oublions pas les réseaux

Bruno Bousquié, Global Energy Leader, EY-Parthenon

Michel Derdevet, Senior Advisor, EY-Parthenon

Ces derniers mois, l’effet cumulatif en Europe de la baisse des approvisionnements gaziers et de l’indisponibilité des centrales nucléaires due à des décisions gouvernementales (Allemagne, Belgique, Suède, etc.) ou à des opérations de maintenance programmées ou subies (France), conjugué à la part croissante d’électricité renouvelable, par nature intermittente et à la planification incertaine, a fait craindre des ruptures d’approvisionnement en électricité dans un grand nombre de pays européens, voire des incidents majeurs pouvant conduire à des black-out inattendus.

Mais le débat public a peu évoqué un « angle mort » de ces différents défis énergétiques : la nécessaire coopération entre les gestionnaires de réseau de transport européens (GRT), qui plus que jamais apparaît comme impérative. Des mécanismes et organisations ont été mis en place il y a une quinzaine d’années, suite notamment à des incidents majeurs ( tel que blackout du 4 novembre 2006 qui a donné naissance à CORESO), regroupant des experts de différents pays européens travaillant ensemble pour assurer la sécurité d’approvisionnement en électricité et la solidarité européenne. Mais, en 2023, ces mécanismes sont-ils suffisamment résilients pour faire face à la crise énergétique sans précédent à laquelle l’Europe est confrontée ?

De notre point de vue, il est urgent, notamment dans le cadre de la refonte du marché intérieur de l’électricité en chantier, d’inscrire ce sujet en haut de la pile. Car cette nécessaire coopération renforcée entre gestionnaires de réseaux ne peut être que systémique, avec des composantes de six natures : Politique ; Stratégique ; Technologique ; Humaines ; Économique ; et enfin Sécuritaire.

Politique

L’acceptation d’une solidarité entre États en matière d’approvisionnement énergétique, inscrite dans l’article 194 (par.1) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne peut se fonder que sur une volonté politique partagée, qui doit transcender les préférences nationales.

Une transparence accrue sur l’état des parcs de production nationaux et des réseaux de chaque État est une condition sine qua non d’une coopération efficace. Tout le monde doit accepter de « jouer le jeu », et au-delà d’imaginer une vision à moyen-long terme des investissements nécessaires, à l’échelle de l’Europe, tant en termes d’investissements déconcentrés que d’investissements à long terme au niveau européen, tant en termes de moyens de production décarbonés que de réseaux d’infrastructures capables de les acheminer.

L’addition des plans énergétiques nationaux ne vaudra jamais une vision globale incluant tous les paramètres techniques et économiques, partagés et challengés par tous.

Stratégique

Les investissements dans les interconnexions de réseaux doivent intégrer les conséquences de la crise énergétique – durable – dans laquelle nous entrons, dans le cadre d’une véritable stratégie énergétique européenne.

La construction des (inter)connexions électriques nécessaires entre les productions renouvelables, sur terre comme en mer, et les centres de consommation ne peut plus être retardée ; car elle a un impact sur notre climat et sur notre sécurité d’approvisionnement. L’accélération de l’octroi des permis et l’accès à un financement adéquat sont de ce point de vue essentiels. Le cadre réglementaire européen doit évoluer pour permettre le développement et la mise en œuvre de solutions plus innovantes, afin d’utiliser au mieux le réseau existant, mais aussi d’accroître sa résilience, notamment dans le cadre d’un système électrique plus dépendant des conditions météorologiques, etqui pourrait être la cible de cyberattaques plus sophistiquées.

La conception du marché doit aussi garantir la satisfaction des besoins futurs du système, y compris la gestion du risque d’adéquation à court et à long terme.

Les investissements (ou désinvestissements) d’actifs de production – compatibles avec le souci d’indépendance énergétique (renouvelable, nucléaire, etc.) – ne devraient-ils pas être pensés et optimisés entre les États prêts à s’engager dans la solidarité énergétique ? Les subventions européennes ne devraient-elles pas être orientées vers l’efficacité de l’outil de production des États engagés dans cette solidarité ?

Technologique

Le système énergétique d’une Europe neutre en carbone sera un système de systèmes. Il nécessitera une forte coopération entre le transport et la distribution, et entre les différents systèmes énergétiques. Tous les gestionnaires de réseau seront des catalyseurs et des facilitateurs clés pour faire fonctionner ce futur système énergétique. La numérisation facilitera la mise en relation des différents systèmes, des zones géographiques et des sources de flexibilité, ce qui est nécessaire avec des sources d’énergie de plus en plus dépendantes des conditions météorologiques. Une collaboration étroite avec les gestionnaires de réseaux de distribution, notamment par le biais de l’entité GRD de l’Union européenne, EDSO, sera nécessaire. Les travaux ont déjà commencé pour mettre en place ce système énergétique plus numérisé, centré sur le client et sur le système énergétique intégré.

La coordination fine transfrontalière entre les gestionnaires de réseau pour permettre l’équilibre entre l’offre et la demande nécessitera aussi un partage accru des données en temps réel, ainsi que l’interopérabilité des systèmes d’information et de gestion (contrôle-commande, SCADA, etc.).

Ce partage de données et cette interopérabilité sont-ils assurés aujourd’hui ? Que peut-on et doit-on faire à court terme ? Quels sont les impératifs à moyen terme ? Ne conviendrait-il pas, par exemple, d’imaginer la création de dispatchings maillés paneuropéens fonctionnant sur des plaques de réseau pertinentes compte tenu de l’évolution des parcs de production nationaux ?

Compétences

La coopération internationale entre opérateurs de réseaux nécessite une convergence des compétences, des niveaux d’expertise, voire des modes de travail et des modèles de décision.

Les détachements temporaires de cadres intermédiaires entre pays ne devraient-ils pas être systématisés ?

Les pratiques d’évaluation par les pairs qui existent dans le monde de l’électricité nucléaire ne pourraient-elles pas être étendues aux opérateurs de réseaux électriques et gaziers ?

Économique

Il est évident que les opérateurs de réseaux impliqués dans cette coopération internationale doivent y trouver leur intérêt économique. Cependant, le statut juridique, les participations et bien sûr les modèles économiques de rémunération de ces opérateurs peuvent être très différents selon les pays.

Les modèles économiques actuellement en place en matière de rémunération des livraisons transfrontalières de gaz et d’électricité sont-ils à l’épreuve de la guerre hybride actuelle (au moins militaire et énergétique) ?

Les lois du marché doivent-elles s’appliquer dans leur « pureté » ? La réflexion réglementaire ne doit-elle pas se faire en parallèle ?

Enfin, les réseaux énergétiques de notre continent ne pourraient-ils pas être les principaux bénéficiaires d’un grand plan de relance européen, que la BEI pourrait mettre en œuvre ? Leur meilleure efficacité et leur résilience accrue en effet contribuent, en premier lieu, à l’objectif d’autonomie et de souveraineté stratégiques évoqué de toutes parts.

Sécurité

Enfin, et le récent (plus que probable) sabotage de Nord Stream I et II rend cette question particulièrement vitale : comment garantir la sécurité physique et cyber des installations de transport d’énergie ?

Les réseaux, interconnexions et sous-stations européens sont-ils à l’abri d’attaques terroristes physiques ? Les systèmes de gestion de ces réseaux répondent-ils tous aux normes de cybersécurité les plus élevées ? Sans une coopération permanente, accrue, entre les gestionnaires de réseau et leur DSI, un « maillon faible » pourrait mettre tous les réseaux européens en danger.

L’Europe peut s’appuyer sur une solide plateforme de coopération déjà en place, depuis plus de vingt ans, entre les GRT pour anticiper les risques et contribuer à atténuer les éventuelles pénuries d’électricité cet hiver.

Les bases sont donc là pour continuer à construire pour l’avenir un système énergétique européen résilient, et maintenir le haut niveau de sécurité d’approvisionnement électrique dont les citoyens, les entreprises et la société européenne ont bénéficié jusqu’à présent.

Ce débat n’est pas exogène aux discussions en cours sur le meilleur modèle de marché, ou l’approche optimale en terme de prix de l’énergie. Penser les réseaux de transport et de distribution d’énergie européens de demain, en tant que système solidaire partagé, vecteur à la fois d’une décarbonation réussie de notre mix commun et d’un approvisionnement plus résilient, apparaît comme une urgente nécessité. Rien ne serait pire que d’attendre un incident majeur lié à la guerre énergétique actuelle pour engager entre européens les réformes systémiques nécessaires !

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